F. Prochaska: Christianity and Social Service in Modern Britain

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Titel
Christianity and Social Service in Modern Britain. The Disinherited Spirit.


Autor(en)
Prochaska, Frank
Erschienen
Oxford 2006: Oxford University Press
Anzahl Seiten
216 p.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Thomas David

L’ouvrage de Frank Prochaska, consacré à l’essor des sociétés protestantes de bienfaisance en Grande-Bretagne au XIXe siècle et à leur déclin au siècle suivant, s’inscrit dans le renouveau historiographique de deux thèmes étroitement liés: l’histoire de la philanthropie d’une part et du fait religieux d’autre part. La remise en cause de l’Etat-Providence depuis le début des années 1980 dans les pays développés et le renouveau, concomitant, de la charité privée – pour ne citer qu’un exemple, la création en 2000 de la «Melinda and Bill Gates Foundation», dotée d’un fonds de 28,8 milliards de dollars – ont conduit les chercheurs à se (ré)intéresser à l’histoire de la philanthropie1. Dans le même temps, sans doute en lien avec l’émergence récente de nouvelles formes du religieux, on assiste au renouveau des études consacrées à l’histoire religieuse. Ainsi, en relation avec l’ouvrage qui fait l’objet de ce compte-rendu, certains chercheurs ont montré l’influence des pratiques et «dogmes» chrétiens sur la mise en place et le développement de l’Etat-Providence à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle2.

Dans un livre très stimulant et très agréable à lire, Frank Prochaska, enseignant à Yale et auteur de nombreuses études portant sur l’histoire de la philanthropie, met en évidence que les sociétés protestantes de charité ont occupé une place centrale dans la société britannique au XIXe siècle. Qu’on en juge: vers 1850, en Angleterre et au Pays de Galles, 75% des enfants âgés entre 5 et 15 ans fréquentent une école du dimanche, institution centrale de la «nébuleuse» philanthropique dans la mesure où ces écoles ne se limitent pas à prodiguer un enseignement religieux, mais viennent souvent en aide aux familles nécessiteuses en fournissant des repas, des habits, etc. De même, à la veille de la Première Guerre mondiale, il y a près de 200 000 visiteurs – visiteuses devrions-nous dire car les femmes représentent la très grande majorité des effectifs – soit des personnes souvent affiliées à des sociétés religieuses de bienfaisance et dispensant, en faisant du porte-à-porte, «soutien moral» et aide matérielle dans les quartiers les plus pauvres. A titre de comparaison, les fonctionnaires ne sont que 168 000 à la même époque en Grande-Bretagne. Ces sociétés, qu’elles se consacrent à l’éducation des enfants et des adultes (chapitre 2), aux visites aux plus démunis (chapitre 3), à l’organisation de réunions pour mères (chapitre 4) ou aux soins infirmiers (chapitre 5), forment au XIXe siècle un dense réseau philanthropique et religieux.

Comment expliquer cette profusion d’associations et d’activités de bien - faisance? Par des motifs religieux tout d’abord. L’implication dans des oeuvres philanthropiques est en effet considérée comme un devoir chrétien pour une grande majorité des protestants anglais. Le salut de l’âme passe par la charité aux plus démunis, qui sont nombreux en Angleterre au XIXe siècle: la Révolution industrielle a certes permis à ce pays de devenir la première puissance économique au monde, mais a également engendré d’importantes poches de pauvreté dans les campagnes et surtout dans les villes (que l’on pense aux romans de Dickens). L’aide apportée aux populations dans le besoin est à la fois spirituelle et matérielle, ainsi que l’illustrent les réunions de mères (mothers’ meetings), destinées à accueillir les femmes des milieux défavorisés. La couture est l’une des principales activités de ces réunions qui se multiplient après 1850 un peu partout en Grande-Bretagne. Elle présente, aux yeux des philanthropes, plusieurs avantages. D’une part, elle fournit un appoint matériel non négligeable aux familles indigentes qui consacrent une grande partie de leur budget à l’habillement. D’autre part, elle transmet des valeurs traditionnelles mettant l’accent sur l’importance de la famille et sur le rôle de la femme (mère; couturière) au sein de celle-là. En outre, en réunissant des femmes en dehors de la sphère privée, ces réunions permettent, entre autres par le biais de la lecture de la Bible, de leur inculquer un enseignement religieux. Enfin, la couture est valorisée comme un instrument pour promouvoir l’aide par soi-même (selfhelp), notion cardinale pour ces philanthropes. En effet, l’objectif de cette charité protestante n’est pas d’entretenir les pauvres, mais de les encourager à se prendre en charge: ainsi, dans le cadre des réunions de mères, rien n’est fourni gratuitement; ces dernières doivent acheter les draps, les tissus qu’elles vont coudre.

Mais le salut de l’âme (du bénéficiaire et du récipiendaire de l’aide) n’est de loin pas le seul facteur explicatif de cette profusion d’oeuvres de bienfaisance. La philanthropie constitue également un moyen pour certains groupes sociaux de participer à la sphère publique, dont ils sont souvent exclus ou à laquelle ils n’ont qu’un accès restreint. Ainsi, ce sont les minorités protestantes (les évangéliques ou les quakers) qui ont joué un rôle moteur dans l’émergence et l’essor de cette dynamique caritative. De même, les sociétés de bienfaisance permettent aux femmes, très actives dans ce milieu, d’échapper à la routine domestique, d’acquérir un statut social au sein de la communauté et, pour certaines, d’accéder à des fonctions professionnelles et politiques importantes. L’ouvrage de Prochaska met également en évidence l’activité philanthropique de la classe ouvrière. Des ouvriers et ouvrières établissent en effet des écoles du dimanche et autres institutions d’entraide. Ce faisant, ils/elles sont en mesure d’acquérir une certaine respectabilité sociale.

L’auteur souligne les apports de cette charité religieuse. Elle a permis, comme on vient de le voir, à certains groupes «minoritaires» de participer à la vie publique. En outre, ces philanthropes ont souvent fait oeuvre de précurseurs en matière de politique sociale, couvrant des domaines (éducation ou formation des infirmières par exemple) délaissés ou ignorés par les autorités publiques. Prochaska souligne enfin que cette bienfaisance a joué un rôle très important dans la cohésion de la société britannique, en multipliant les liens entre les classes. Il insiste sur le fait que ces institutions charitables impliquent des formes spontanées de démocratie et de «pluralisme civique». En soulignant les aspects novateurs de cette philanthropie, l’auteur a tendance à en négliger les ambiguïtés, même s’il mentionne parfois ce point. Ces sociétés, souvent dirigées par des représentants des classes moyennes, promeuvent en effet des valeurs conservatrices basées sur la famille, sur une division sexuelle du travail où la fonction essentielle de la femme est d’être une bonne épouse et une bonne mère, sur un libéralisme rejetant toute intervention étatique et sur l’acceptation des divisions de classe. Ce faisant, elles ont permis d’exercer un certain contrôle social sur les classes laborieuses. Il est ainsi intéressant de relever que la Révolution française (ou plutôt la crainte que ses idéaux inspirent en Grande-Bretagne) a favorisé la piété religieuse et l’activité philanthropique anglaises. Cette époque voit en effet la création d’un grand nombre de sociétés protestantes de bienfaisance, garantes de l’ordre moral.

Comment expliquer que ces sociétés philanthropiques, si présentes au XIXe siècle, aient progressivement perdu au siècle suivant de leur influence, voire, pour certaines, cessé d’exister? Pour Prochaska, l’intervention croissante du gouvernement dans le domaine social, en particulier après la Deuxième Guerre mondiale, est à l’origine de ce phénomène, l’Etat se substituant progressivement à l’initiative privée et religieuse. Cette transition d’une aide sociale volontaire à une aide étatique s’accompagne d’un changement radical: le déclin du christianisme et du pluralisme civique au sein de la société anglaise. Pour l’historien de Yale, le développement de l’Etat-Providence se manifeste sous la forme d’un «paternalisme étatique». Les autorités politiques et administratives établissent, en matière d’aide sociale, un lien direct avec les citoyens; dès lors, les organisations de bienfaisance, pilier du protestantisme au XIXe siècle, n’ont plus leur raison d’être. A en croire Prochaska, démocratie représentative et christianisme ne font pas bon ménage: «Christian institutions were conducive to the growth of grass-roots democracy, but democracy in its representative form proved less conducive to Christianity. (…). The reform of the suffrage that prompted welfare legislation may be seen as an underlying cause of Christian decline. Indeed, the expansion of governement into education and the social services was both cause and effect of Christian decline. It is notable that high levels of welfare and low levels of religious adherence go together across much of Europe» (p. 150). Cette thèse de l’interaction entre essor de l’Etat-Providence et déclin du sentiment religieux et des activités charitables est intéressante. On peut toutefois regretter que l’auteur insiste essentiellement sur le fait que l’intervention des autorités publiques en matière de politique sociale ait eu, en limitant fortement les activités des sociétés philanthropiques, un impact négatif sur le «pluralisme civique» et qu’il néglige quelque peu les répercussions positives, en particulier l’amélioration des conditions de vie d’une part non négligeable des citoyens britanniques avec des moyens financiers que la seule charité privée n’avait (et n’aurait) jamais pu mobiliser.

Même si l’on peut ne pas partager certaines des réserves de l’auteur vis-à-vis de l’Etat-Providence, l’un des intérêts du livre est de montrer que les interactions entre les autorités et les institutions de charité se modifient au fil du temps. Cette relation a encore évolué au cours des trente dernières années. La crise des années 1970 et la remise en cause de l’Etat-Providence ont en effet conduit les autorités anglaises à changer d’attitude vis-à-vis des organisations de bienfaisance: celles-là ont délaissé leur discours critique et n’hésitent plus à les soutenir. Ce changement, initié par Margaret Thatcher et poursuivi par Tony Blair3, n’implique toutefois pas un retour aux valeurs victoriennes du XIXe siècle. En effet, l’Etat, en soutenant certaines institutions philanthropiques, accroît son contrôle sur ces dernières qui, en dépendant de plus en plus des sources de financement publiques, voient diminuer leur marge de manoeuvre vis-à-vis des autorités. Cette situation contraste singulièrement avec le XIXe siècle, époque à laquelle il était fort rare que les sociétés religieuses de charité, farouches partisanes du libéralisme et de la non-intervention de l’Etat, acceptent des fonds publics. Toutefois, Prochaska se garde bien de conclure qu’un retour à la tradition charitable du XIXe siècle est possible (voire souhaitable), dans la mesure où le sentiment religieux, si présent dans la société victorienne et qui imprégnait si fortement cette tradition, est peu présent de nos jours en Angleterre.

1 Voir le numéro de la revue d’histoire Traverse (1/2006), intitulé «Philanthropie et pouvoir».
2 Voir le working paper très stimulant de Philipp Manow (2004), «The Good, the Bad and the Ugly. Esping-Andersen’s Regime Typology and the Religious Roots of the Western Welfare State», Max-Planck-Institut für Gesellschaftsforschung, Working Paper 04/3, September 2004.
3 L’évolution du Labour Party est à cet égard intéressante. Gordon Brown, actuellement Chancelier de l’Echiquier et l’un des principaux candidats du Parti pour succéder à Tony Blair au poste de Premier ministre, considérait en 1988 que la charité était «a sad and seedy competition for public pity» (cité p. 165). En 2001, en tant que Chancelier de l’Echiquier, il lançait une campagne, soutenue par des fonds publics, pour redynamiser les activités charitables et l’esprit civique.

Citation:
Thomas David: Compte rendu de: Frank Prochaska: Christianity and Social Service in Modern Britain. The Disinherited Spirit. Oxford, Oxford University Press, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 3, 2006, pages 372-375.

Redaktion
Veröffentlicht am
13.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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